Eaux troubles
Le Parti conservateur n'aura pas la partie facile s'il entend lÈgifÈrer pour maintenir la dÈfinition traditionnelle du mariage
by Jean-FranÁois Gaudreault-Desbiens
This commentary was first published in La Presse on July 10, 2004.
Stephen Harper est opposÈ au mariage pour les conjoints de mÍme sexe et a fait de cette position l'un des pivots de la plateforme Èlectorale du Parti conservateur. Malheureusement, cette politique du Parti conservateur repose sur une comprÈhension erronÈe de l'application de la Charte et de la faÁon dont les tribunaux ont examinÈ et examineront dans le futur la question du mariage des conjoints de mÍme sexe. Les Canadiens ont droit ‡ une information complËte et rigoureuse avant d'aller voter.
M. Harper a dit la semaine derniËre qu'un gouvernement conservateur abandonnerait la procÈdure de renvoi en Cour suprÍme initiÈe par le gouvernement libÈral sur le mariage des conjoints de mÍme sexe, et laisserait au Parlement l'entiËre libertÈ de dÈcider de cette question ‡ l'occasion d'un vote libre. M. Harper a Ègalement prÈdit que si le Parlement devait opter pour la dÈfinition traditionnelle du mariage, " la Cour suprÍme le comprendra et respectera la compÈtence du Parlement de traiter de cette question " (The Globe and Mail, 3 juin). Il ajoutait que le projet de loi que soumettrait son gouvernement pourrait inclure une reconnaissance des " unions civiles " pour les couples " non traditionnels ", incluant les conjoints de mÍme sexe. Enfin, il a dit ne pas Ítre opposÈ ‡ l'utilisation de la clause dÈrogatoire pour Ècarter une dÈcision judiciaire qui invaliderait la dÈfinition traditionnelle du mariage.
D'un point de vue constitutionnel, chacune de ces prises de position est hautement problÈmatique
D'abord, M. Harper prÈdit que la Cour suprÍme fera preuve de dÈfÈrence eu Ègard ‡ une dÈcision du Parlement d'ench‚sser la dÈfinition traditionnelle du mariage dans une loi, mÍme en l'absence d'une clause dÈrogatoire. Voil‡ qui fait peu de cas du fait que la Charte s'applique expressÈment ‡ la lÈgislation. Bien s˚r, les tribunaux s'en remettent souvent ‡ l'apprÈciation du Parlement lorsque, ayant dÈterminÈ qu'une mesure lÈgislative enfreint une disposition de la Charte, ils procËdent ‡ l'examen du caractËre raisonnable de cette limite ‡ un droit ou ‡ une libertÈ dans le cadre d'une sociÈtÈ libre et dÈmocratique. Mais il y a un Ècart considÈrable entre le fait de dire qu'une cour pourrait faire preuve de dÈfÈrence et le fait de prÈdire avec confiance qu'une cour fera certainement preuve de dÈfÈrence. De fait, tout semble porter ‡ croire que la Cour suprÍme ne s'en remettra pas ‡ la volontÈ du Parlement sur cette question. M. Harper omet de prendre note que les trois cours d'appel provinciales (Colombie-Britannique, Ontario et QuÈbec) qui ont examinÈ la constitutionnalitÈ de la dÈfinition traditionnelle du mariage n'ont fait preuve d'aucune dÈfÈrence ‡ l'endroit de la dÈfinition traditionnelle du mariage.
…videmment, M. Harper pourrait soutenir que la dÈfinition traditionnelle du mariage invalidÈe par les cours d'appel de l'Ontario et de la Colombie-Britannique originait de la Common law, et qu'il ne saurait donc Ítre question de dÈfÈrence au Parlement dans ce contexte puisque ce sont les juges qui Èlaborent la Common law. Il en irait autrement, s'il faut en croire M. Harper, dans l'hypothËse o˘ la restriction du mariage aux couples hÈtÈrosexuels prendrait sa source dans un texte lÈgislatif. Cet argument juridique est pourtant fallacieux et sans fondement, puisque le litige prenant sa source au QuÈbec mettait en cause la dÈfinition du mariage adoptÈe par le Parlement et applicable uniquement au QuÈbec pour tenir compte du caractËre civiliste du droit quÈbÈcois. Or, ni la Cour supÈrieure du QuÈbec ni la Cour d'appel de cette province n'ont Èmis le moindre commentaire dans leurs jugements ‡ propos d'une quelconque obligation qui leur serait faite de dÈmontrer une plus grande retenue lorsque la dÈfinition du mariage a ÈtÈ adoptÈe par le lÈgislateur.
Par consÈquent, les opposants au mariage des conjoints de mÍme sexe risquent d'Ítre profondÈment dÈÁus s'ils s'attendent ‡ ce que les tribunaux soient aussi respectueux de la volontÈ du Parlement que M. Harper le prÈvoit. Exiger des tribunaux qu'ils fassent preuve de la dÈfÈrence envisagÈe par M. Harper Èquivaudrait ‡ leur demander d'abdiquer leur rÙle de gardien de la Constitution et de la primautÈ du droit.
Quant ‡ l'autre suggestion faite par M. Harper, ‡ savoir la reconnaissance par son gouvernement des " unions civiles ", elle est tout aussi problÈmatique. Bien que le Parlement ait juridiction pour dÈterminer qui a la capacitÈ de contracter un mariage, la reconnaissance juridique de tout autre type de relations interpersonnelles, comme les unions civiles, relËverait fort probablement des lÈgislatures provinciales dans la mesure o˘ elles se distingueraient explicitement du mariage. ¿ cet Ègard, il convient de rappeler que le QuÈbec a dÈj‡ lÈgifÈrÈ en matiËre d'unions civiles, prÈcisÈment parce qu'il a compÈtence sur ce type d'union et qu'il ne peut s'immiscer dans la dÈfinition du mariage. L'inconstitutionnalitÈ prÈsumÈe du projet de M. Harper est donc ‡ tout le moins troublante pour le leader d'un parti qui cherche, d'aprËs sa plateforme Èlectorale, ‡ " amÈliorer les relations avec les provinces et ‡ clarifier les rÙles du gouvernement fÈdÈral et des gouvernements provinciaux ".
Compte tenu de ce qui prÈcËde, M. Harper n'aura d'autre choix que d'utiliser la clause dÈrogatoire pour maintenir la dÈfinition traditionnelle du mariage. Je ne suis pas de ceux qui rejettent l'utilisation de la clause dÈrogatoire en toutes circonstances. Cependant, cette disposition ne devrait Ítre invoquÈe qu'en des circonstances exceptionnelles, lesquelles seront au bout du compte ÈvaluÈes par l'Èlectorat.
Qui plus est, ceux et celles qui voudraient s'en remettre ‡ cet expÈdient pour mettre leurs choix lÈgislatifs ‡ l'abri d'un examen judiciaire fondÈ sur la Charte auront ‡ faire face ‡ un problËme de taille; en effet, les sondages rÈvËlent de faÁon constante que les Canadiens s'opposent de faÁon Ècrasante ‡ l'utilisation de la clause dÈrogatoire. De toute Èvidence, le Parti conservateur naviguera en eaux constitutionnelles troubles s'il entend lÈgifÈrer pour maintenir la dÈfinition traditionnelle du mariage.